L’école bouge, pour aller où ?
Sur le forum de la Tribune de Genève, plusieurs blogueurs, en ce moment, débattent de l’école. On ne peut que s’en réjouir !
Jean-Michel Bugnion, dans « Haro sur l’école », évoque ses craintes des propositions, émises par des politiciens, sur l’école, et qui ne seraient, d’après lui, que des replis identitaires.
Jean Romain, sur le blog de M Duval, propose, lui, une autre analyse en mettant au pilori la « pédagogie par objectifs. »
A ce débat, je tiens à amener ma petite contribution en reprenant la conception gestionnaire qui a envahi, depuis trente ans, le monde du travail, et qui s’est, évidemment, répercutée dans le monde scolaire.
Cet article a été publié, en septembre 2007, dans la revue culturelle “Choisir”. Billet un peu long pour un blog, il est vrai, mais qui n’a pas pris une ride et qui permet de questionner cette « pédagogie de projet » ou de « pédagogie par objectifs », qui a entraîné, ces dernières années, tant de réformes scolaires, qu’il est grand temps de questionner…
La “pédagogie de projet“
Depuis presque vingt ans, en Europe, au Canada et aux Etats-Unis, se sont développées des politiques éducatives qui mettent l’accent sur la nécessité d’instaurer des collaborations entre les différents acteurs scolaires et sociaux. Ces nouvelles politiques, qui visent une forme de co-éducation entre enseignants, élèves, parents et membres d’association (parascolaire, syndicat, services sociaux et de la santé), ouvrent l’école sur la Cité. L’école n’est ainsi plus pensée comme un sanctuaire dans lequel les élèves seraient à l’abri des turbulences de la vie et des conflits du monde extérieur, mais comme un lieu ouvert et qui appartiendrait à tous. L’idée de travail en équipe et son corollaire, les “projets d’école“ ou les “projets d’établissement“, se sont alors imposés dans le monde scolaire. Des résistances se sont toutefois manifestées, notamment chez les enseignants[i] et les polémiques entre les partisans et les adversaires de cette pédagogie restent vives. Cet article tente d’analyser les présupposés et les effets de cette pédagogie. Les exemples et les illustrations sont tirés de l’enseignement primaire public genevois, largement représentatif des évolutions actuelles des systèmes scolaires, et que je connais de l’intérieur.
Les présupposés de la “pédagogie de projet”
Présentée comme une nouvelle organisation qui « va désormais de soi et constitue une dimension de base de l’exercice du métier d’enseignants »[ii], la “pédagogie de projet“ a pour but de favoriser l’autonomie des écoles afin d’améliorer, dit-on, la prise en charge des élèves et de lutter contre l’échec scolaire. Inspirée de ce qui se pratique au Canada, cette théorie soutient que les conditions d’apprentissage sont aussi, voire plus importantes, que les contenus. Rédiger collégialement des projets d'école, qui développent des stratégies pédagogiques plus cohérentes et qui tiennent compte du milieu socio culturel des élèves et de leurs besoins, est devenu ainsi une directive institutionnelle.
A Genève, des aides pour mener à bien ces projets ont été apportées aux écoles primaires : des canevas de projets ont été distribués; deux jours de formation continue sont accordés annuellement aux écoles ; des postes de responsables d’école ont été ouverts ; les Services didactiques collaborent avec les écoles, enfin un groupe d’accompagnement d’une dizaine d’enseignants détachés de leur classe a été créé. Ce groupe a pour tâche de fournir des outils de gestion et un soutien régulier ou ponctuel aux équipes pédagogiques.
Cette nouvelle philosophie éducative se nourrit de l’utopie d’une démocratie idéale où le citoyen conscient, lucide et coopératif est censé travailler avec les autres et sur lui-même pour fonder une culture commune dans laquelle chacun trouverait son bénéfice. Mais elle s’inspire aussi et surtout du "management" des entreprises et s'inscrit dans une logique économique où les notions d’efficacité et de rendement sont primordiales. D’un pragmatisme anglo-saxon, la pédagogie de projet suit une procédure construite par étapes distinctes et prédéterminées que l’on peut résumer comme suit :
- étape 1 de préparation : cibler le public, le contexte et les conditions matérielles ;
- étape 2 de naissance du projet : mettre en commun les données et les questionnements, choisir un projet ;
- étape 3 de clarification du projet : préciser le contenu, le rôle de chacun et rédiger le projet ;
- étape 4 : mettre en oeuvre le projet ;
- étape 5 : présenter des résultats ;
- étape 6 : analyser la démarche ;
- étape 7 : évaluer les effets du projet
- étape 8 : redéfinir un nouveau projet…
Ce modèle, où tout paraît évident, appelle cinq considérations :
- Tout d’abord, en calquant leur modèle de gestion sur le monde des affaires et du “management“, les cadres de l’institution scolaire oublient que l’école n’est pas le lieu d'échange de biens de consommation, mais celui d'échange et de transmission générationnelle de biens culturels, de savoirs et de savoir être. Cet emprunt au monde économique, pas si anodin, produit des « effets boomerang »[iii]. Il véhicule une idée positiviste de l’humain et réduit le savoir à des connaissances instrumentales, habilitées à produire l'adhésion de tous. C’est pourquoi, dans cette approche de gouvernance des systèmes scolaires, on n’argumente pas, on énumère… laissant supposer que l’éducation n’est pas une affaire de choix et de valeurs, mais de faits ou de gestes techniques.
- Cette pédagogie, qui se loge dans des procédures techniques, évacue la complexité. Pourtant, sous cette doctrine s’opère en réalité un choix de société. C’est l’avènement de la culture d’entreprise dans laquelle les “managers” dirigent le monde et exercent un contrôle avec un pouvoir d’autant plus insidieux et tenace qu’il est capté par des experts qui s’affirment comme autorités scientifiques. En éducation, si l’expert se profile déjà à la fin du XIXe siècle avec la venue dans les écoles des médecins, des hygiénistes et des psychologues, aujourd’hui, avec la mondialisation des échanges et la standardisation des systèmes scolaires, l’expert est institutionnalisé et intronisé. C’est lui qui est appelé pour “piloter“ les réformes des systèmes scolaires. Et, pour faire bonne figure, l’expert va user d’un langage “propre“. On lira, par exemple, sous la plume de l’un d’eux que le « leadership coopératif vise dans les écoles à renforcer l’empowerment des acteurs ». Cette rhétorique, déclinée au nom de la “professionnalisation du métier d’enseignant“, renforce surtout le pouvoir de l’expert. A cet égard, on peut constater que, depuis vingt ans, dans le champ éducatif, la légitimité des experts croît dans la mesure même où les enseignants sont “dé-possédés” de leur autorité et légitimité.
- La “pédagogie de projet“, qui plaide une meilleure qualité de l’enseignement, pose des problèmes méthodologiques. En effet, toute recherche, dans n’importe quel domaine, même celle qui débouche sur une action, implique des règles épistémologiques, pour éviter que les convictions supplantent l’activité réflexive ou biaisent les résultats de l’observation. Or, dans cette pédagogie, ce sont les mêmes qui élaborent un projet, le mettent en œuvre, l’analysent et en évaluent les effets. Ce manque de précaution méthodologique, ajouté au fait que ces projets d’école sont imposés par l’autorité scolaire, produit les effets analysés ci-dessous. Mais, notons déjà qu’avec une rédaction collective d’un projet, l’écriture devient un outil utilitaire (répondre à une sollicitation) et perd sa valeur cathartique d’introspection ou de clarification d’une pensée. De plus, par gain de temps ou parce qu’écrire à vingt ou quarante mains est un défi insurmontable, les enseignants se partagent souvent ce travail de rédaction, puis recomposent un texte en “collant“ les morceaux de chacun. Ces projets vont évidemment garder quelques traces de leur difficile gestation…
- L’idée de travail en équipe, à première vue séduisante, doit également être examinée. Un groupe de personnes exerçant un même métier forment-elles à priori une équipe ? Que signifie aussi cette notion de “culture commune“ intrinsèquement liée à la “pédagogie de projet“ ? Une culture commune est-elle le produit de confrontations et d’échanges ou, au contraire, un postulat pour former une équipe ? L’obligation institutionnelle de travailler en équipe part en tout cas du présupposé que l’on travaille toujours mieux à plusieurs. A voir ! Car cette idée écarte les dérives que peut engendrer un groupe avec ses phénomènes mimétiques, analysés par René Girard [iv]. Travailler en équipe n’est donc ni un gage de lucidité ni d’ouverture. En effet, on peut vite glisser « de l’idéal communautaire au communautarisme… »[v].
- Dans cette pédagogie où est convoquée « une culture commune », on ne vise pas vraiment le débat - ce plaisir intellectuel qui permet la confrontation d’arguments - mais on valorise une culture de consensus. Or, dans une culture de consensus, il faut bien se garder de sortir des lieux communs. Cette position intellectuelle est d’ailleurs merveilleusement illustrée par un propos tenu par un formateur s’adressant à une équipe d’enseignants: « peu importent les mots, pourvu qu’on se comprenne » ! Cette attitude, qui nous invite à “parler, sans nous écouter, pour mieux nous entendre”, entraîne une méfiance à l’endroit de l’intellectualité. L’adopter dans le lieu même où l’élève doit construire sa raison et développer son sens critique est discutable !
Les effets paradoxaux de la “pédagogie de projet“
Il est d’autant plus difficile de mesurer les effets de cette rénovation que les écoles à Genève ne se ressemblent pas (petite/grande école – école ville/campagne – population qui la fréquente, etc.), et que les enseignants ne forment pas non plus une entité homogène. La qualité des liens entre enseignants, leur unité mentale, leur engagement et adhésion à cette théorie pédagogique, leur capacité à s’organiser, le type de projets engagés… sont des variables qui interdisent toute généralisation. Voici néanmoins quelques effets, ni exhaustifs ni exclusifs.
Un effet majeur de l’introduction de cette “pédagogie de projet“ est qu’elle a secoué l’institution scolaire. Pour certains, positivement, car, avec cette rénovation, l’institution s’inscrit dans la “modernité“, et offre, pour tous les élèves, une formation d’une plus grande qualité. Pour d’autres, l’institution, au contraire, s’est enfermée dans des contradictions qui l’ont fragilisée. Question de grille de lecture !
Face au discours émancipatoire (« les projets favorisent une “autonomie partielle“ des écoles ») et le caractère prescriptif de la démarche imposée par l’autorité scolaire, les enseignants réagissent inégalement. Certains, considérant que les projets d’école leur permettent de cibler des priorités pédagogiques et d’œuvrer en commun, adoptent bien ce modèle pédagogique. D’autres, au contraire, ne savent comment se situer à l’égard de l’exhortation paradoxale du “obéis, sois autonome“ ! Déstabilisés, ils se plaignent de ne pas avoir les outils nécessaires pour travailler en équipe et demandent à l’institution davantage de soutien (plus de formateurs, de médiateurs, de décharges de temps, etc.). Ces requêtes peuvent, il est vrai, être aussi une forme larvée de résistance passive. D’autres encore, jugeant que les projets d’école sont des instruments de pression et de contrôle sur les enseignants, entrent en résistance. D’autres enfin, pour éviter toute confrontation qui pourrait allonger la durée des séances d’école, aviver des conflits, les mettre en porte-à-faux avec leur hiérarchie, les exclure du groupe, ont développé des stratégies d’évitement, d’autocensure ou de repli. Ils pratiquent l’art d’être toujours d’accord sans jamais s’engager. Bien des anecdotes illustrent cette “posture“ intellectuelle : comme cette équipe qui élabore un dossier d’évaluation, égaré une fois le produit fini ; ou encore cet enseignant qui, lors du bilan du projet, s’exclame : « ah parce qu’on avait ce projet … ». La diversité des réactions montre bien qu’une « culture commune », dans certaines écoles, peut n’être qu’une réalité virtuelle.
Un autre effet, plus inattendu, a été induit par le concept d’ « autonomie partielle » des écoles, corollaire à la “pédagogie de projet“. Ce concept, mal compris, a semé des confusions, qui ont rendu la mission de l’inspectrice ou de l’inspecteur (qui valide les projets d’école et leurs suivis) sinon impossible, du moins délicate. Tantôt coercitif, il doit rappeler à une équipe, qui mène son projet en prenant trop de liberté, les limites à ne pas dépasser. Tantôt, au contraire, incitatif, il doit encourager une équipe à entrer en projet pour devenir plus autonome. Rôle de plus en plus ambigu, et pas toujours bien accueilli ! A cet égard, la demande persistante des syndicats d’un Cahier des Charges des inspecteurs est révélatrice. Le projet de supprimer cette fonction pour la remplacer par des directeurs d’école, aussi !
Si tout changement politique entraîne toujours des heurts, cette “pédagogie de projet“ a d’autant plus exacerbé les conflits que les penseurs officiels de la rénovation de l’enseignement primaire à Genève n’ont pas su provoquer la pensée. Galvanisés par leur militantisme, ils ont formaté une pensée fossilisée, qui est devenue le discours convenu des “bien-pensants“ et des “gens lucides“, qui se battent pour une école plus juste… Ce discours normatif et culpabilisant a naturellement augmenté les rivalités et favorisé un climat d’intolérance qui a rejailli dans les écoles.
Le dernier effet à signaler est l’aspect “chronophage“ de cette pédagogie sur tous les acteurs scolaires. Les innombrables séances, rédactions et lectures de documents (ordre du jour des séances, PV, projets, bilans, etc.) ont un coût au niveau de l’énergie et du temps, qui peut expliquer que des lassitudes s’installent.
Conclusion
Le discours éducatif est une formidable caisse de résonance des débats contemporains. Le processus de fragmentation de la société et le mouvement d’individualisation des moeurs se répercutent sur l’école. Comment amener plus de concertation, plus de collaboration entre partenaires éducatifs ou comment développer des liens de confiance est un défi que nos sociétés doivent relever. Mais cela ne se fera ni par des décrets ni par des procédures techniques. Car la soumission ne favorise pas la confiance, mais la méfiance de l’Autre, et les évidences court-circuitent tout étonnement.
[i] Dans cet article, la forme masculine définit le genre neutre incluant les deux sexes du genre humain.
[ii] Propos cité par B.Favre, J.-M. Jaeggi, F. Osiek, in Projet d’école et rénovation de l’enseignement primaire, Service de la Recherche en Education (SRED), DIP, Genève, Cahier 13, 2005, p. 109.
[iii] Expression de R. Debray pour analyser les effets de l’illusion, in Critique de la raison politique, Paris Gallimard, 1981.
[iv] R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
[v] P. Maubant, « La communauté en éducation : usages, sens et contre-sens », in J. Houssaye (Coord. Scient.), Penser l’éducation. Philosophie de l’éducation et Histoire des idées pédagogiques, 2004, p. 57.