Deonna et les mots qui rassemblent
Début novembre, la Société Genevoise des Écrivains (SGE) a organisé un hommage à Laurence Deonna. Durant cette soirée
«Laurence Deonna. Une vie déroutée et déroutante, autour de son œuvre avec film, lectures et photos », l'Institut national genevois fit salle comble !
Car, écouter et voir Laurence Deonna sont des moments de grâce vivifiants. Son film : « Douleur et révolte » (2003, Laurence Deonna et Lucienne Lanaz), tiré de son livre « La guerre à deux voix » (Ed. Labor et Fides) fut un moment intense. Rappelons que Laurence Deonna, écrivain-reporter, qui sillonne le monde et particulièrement le Moyen-Orient depuis une quarantaine d'années, a obtenu pour cet ouvrage le Prix UNESCO 1987 de l'éducation à la paix.
Partant du contexte de la guerre entre l'Egypte et Israël (1967), Laurence Deonna a eu l'idée géniale et profondément humaniste de donner la parole à celles que l'on n'entend jamais : les femmes qui ont perdu durant cette guerre un être cher. Ce qui est admirable dans son ouvrage et son film, c'est l'éthique qu'elle adopte. Sans aborder la guerre en elle-même, elle donne aux femmes (les filles, les fiancées, les mères, les sœurs, les épouses) de soldats tués la possibilité de témoigner des conséquences que cette guerre a eues dans leur vie.
Comme tout grand reporter, Laurence Deonna, avec une sensibilité délicate, sait s'effacer pour être à l'écoute de l'Autre. Et, pour faire entendre ces voix et ne pas exacerber les haines entre camps adverses, Laurence Deonna se montre d'une équité sans faille. Sans parti pris, elle retient un nombre équivalent de témoignages de femmes israéliennes et égyptiennes; de femmes appartenant aux trois religions (chrétienne, musulmane et juive) et même de celles athées, sans religion. Enfin, pour donner une portée plus large à ces témoignages, elle prend la précaution de choisir des femmes de milieux variés (des citadines pauvres ou de la bourgeoisie aisée à des femmes rurales analphabètes), et qui ont traversé cette épreuve avec des attitudes diamétralement opposées allant du fatalisme à la révolte.
Cette palette de témoignages prend ainsi une dimension universelle et devient un merveilleux message d'espoir, qui brise tous les enfermements.
Car, contrairement à ceux qui, entrainés par un militantisme étriqué et rigide (cf: "Les socialistes, les mots et l'armée" du 08.11.2010 et "Langue et usages" du 10.11.2010 de mon blog), et qui se plaisent à prescrire des règles pour séparer et diviser, Laurence Deonna sait distinguer et séparer, mais pour mieux rassembler. En effet, durant ce film, on voit ces femmes victimes, qui se mettent à penser aux femmes de l'autre bord qui ont vécu les mêmes souffrances qu'elles.
Laurence Deonna est une âme généreuse, ouverte et attentive envers ceux qu'elle croise sur sa route. De plus, ce qui ne gâte rien, c'est qu'elle est une femme drôle, qui manie l'humour avec virtuosité. Ses anecdotes sont des ponts entre les cultures. L'entendre raconter, par exemple, son invitation (lorsqu'elle était "reporter" à "Frontline News Television") par le Premier Ministre à Sanaa (Yémen) est truculent. Invitée dans la maison de ce dernier, elle fut conviée même dans son "diwan" qui est le salon yéménite réservé exclusivement aux hommes et où jamais une femme n'avait été admise. Là, elle fut présentée par le Premier Ministre aux autres ministres en ces termes : «vous êtes une amie et la Reine de Saba de toute éternité ». Le coussin d'honneur lui avait été réservé ainsi que les meilleures feuilles de qat (feuilles narcotiques qui mâchouillées et conservées entre la mâchoire et la joue favoriseraient la communication avec Dieu...).
La suite, Laurence Deonna nous la restitua dans un grand éclat de rire en racontant que "le plus grand joueur de luth arabe" ayant été convié, les ministres, qui avaient déposé leur kalachnikov, se mirent à chanter. Puis ce fut son tour. Le qat aidant, c'est la chanson "des feuilles mortes..." qui lui vint à l'esprit ! Vous savez, cette chanson de Kosma et Prévert, qui parle "d'amants désunis que la vie sépare tout doucement, sans faire de bruit..." Scène cocasse que l'on peut imaginer surtout lorsque l'on sait qu'un interprète traduisait les paroles.
Pour achever son récit, Laurence Deonna, avec une fraîcheur juvénile incroyable, lança à l'assemblée : « imaginez nos propres ministres qui inviteraient une étrangère à participer à leur "cannabis-party" ».
Son écriture est à l'image du personnage. Ses livres, à lire à tout prix, sont savoureux. Ils révèlent un sens aigu de l'observation, une grande connaissance des cultures qu'elle découvre et un sens de l'humour indéfectible.
Je comprends comment cette petite femme (pas plus de 155 cm !) est parvenue à franchir tant d'obstacles et de frontières. Comme une saltimbanque que rien ne peut arrêter, elle continue à faire ses tours de pistes en riant des trésors et des rencontres que la vie lui apporte.
Car, Laurence Deonna possède cet art d'être celle qui rit, celle qui a gardé une part d'enfance insoumise, celle qui est prête à faire des farces, et qui ne suit pas les conventions, sans jamais, pourtant, choquer ou blesser.
Pour toutes ces raisons, je tenais à écrire quelques mots sur Laurence Deonna. Car, je crois davantage à l'humour pour pacifier le monde qu'aux règles et chartes très en vogue actuellement pour, soi-disant, « améliorer le vivre ensemble ».
Et, des caractères comme Laurence Deonna, il n'y en a pas beaucoup !