Hommage à Jeanne Hersch
L’Université de Genève a rendu hommage à Jeanne Hersch le jeudi 11 novembre 2010, je fais de même.
Ma rencontre avec Jeanne Hersch tient du conte oriental. C’est dans un tableau que nous avons été réunies !
Admirant un jour, dans l’atelier de Pierre Montant, un tableau, j’ai fait une remarque qui a sidéré l’artiste. Celui-ci m’apprit que la veille, à la même place, Jeanne Hersch avait formulé, mot pour mot, le même commentaire.
Notre conversation a dévié alors tout naturellement sur Jeanne Hersch. Me trouvant à quelques jours de ma soutenance de thèse avec les agitations intellectuelles qu’une telle épreuve suscite, j’ai dit que discuter avec une tête comme Jeanne Hersch (j’avais lu ses ouvrages) devait être extraordinaire. Ami de Jeanne Hersch, Pierre Montant m’a encouragée à l’appeler.
Je suivis son conseil. Au bout du fil, une voix cordiale m’invita chez elle le lendemain ou le surlendemain. Je passai ainsi un après-midi chez Jeanne Hersch, qui reste aujourd’hui encore pour moi un souvenir lumineux. Jeanne Hersch s’intéressa immédiatement au sujet de ma thèse (les manuels de pédagogie et de psychologie rédigés, en France, au XIXe siècle, par des philosophes). J’avais en face de moi un des plus grands philosophes du XXe siècle (élève de Karl Jaspers, elle fut la première à traduire les œuvres de ce dernier en langue française avant de consacrer sa réflexion sur l’humain) et je discutais avec elle sans gêne, sans intimidation. Il faut dire que Jeanne Hersch, avec ses mots simples, possédait l’art raffiné d’inclure l’Autre dans sa réflexion, sans l’étourdir avec un jargon technique. Parler avec elle, c’était faire l’expérience d’un vrai dialogue où deux libertés s'exposent et se confrontent, liées par la seule exigence de penser. Notre conversation s’engagea sur la question de saisir pourquoi cette nouvelle science de l’éducation, enseignée à la fin du XIXe siècle dans les Écoles Normales, avait été totalement effacée et annulée par les pédagogues au XXe siècle.
Au moment de nous séparer, Jeanne Hersch me lança six petits mots qui résonnent encore à mes oreilles tant leur pouvoir de provoquer l’étonnement reste intact. Elle me dit sur un ton jovial : « Et bien, vous pouvez remercier Dieu ! ». Que Dieu apparaisse si abruptement entre nous me laissa pantoise ! Je ne pus que lui demander : « pourquoi Dieu » ? Riante, elle répondit : « parce que vous avez une tête bien faite » !
Ces paroles me firent plaisir, c’est vrai, et me réchauffèrent d’autant plus le cœur que je subissais alors au sein de la section des “Sciences de l’éducation” à la FAPSE (Université de Genève) une véritable mise au pilori. J’étais, à cet égard, celle à ne pas fréquenter si on ne voulait pas griller sa carrière… N’est-on pas même allé jusqu’à me dire (au sein de cette section “universitaire” !) en évoquant ma thèse que : « mes vieilleries du XIXe siècle n’intéressaient personne » !!!
Mais, pour revenir à Jeanne Hersch, passé ce plaisir éphémère, je ne tirai aucune vanité de ces mots qu’elle m’adressa. Au contraire, cette phrase impose une exigence d’humilité. Car, tout d’abord, elle nous rappelle qu’on n’apprend jamais seul et que l’on est toujours redevable à quelqu’un. Évoquer Dieu est aussi une manière de tirer la connaissance du côté d’un absolu à atteindre, d’une quête toujours inachevée et à recommencer. Avec cette phrase, à l’image de Jeanne Hersch si exigeante avec elle-même, la philosophe nous souffle que la démarche de connaissance a à voir avec une attitude de déférence (qui ne se confond pas avec la soumission, non, cela ne va vraiment pas avec Jeanne Hersch !) qui est la capacité d’être en suspens, ouvert à l’Autre et donc susceptible de s’étonner. Car, pour Jeanne Hersch, l’étonnement était le tremplin de tout acte créatif et de connaissance. A ce sujet, il faut lire ou relire son ouvrage décapant « L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie ».
L’hommage rendu ce 11 novembre à l’Université de Genève à l’occasion du centenaire de sa naissance et de l’inauguration d’un Auditoire Jeanne Hersch à l’université, offrit deux moments intenses d’émotion.
Le premier fut le témoignage d’amitié que lui rendit Jean Starobinski qui parla de Jeanne Hersch comme de la figure type de l’amie plus avancée que lui, de la philosophe qui avait horreur des formules creuses, et qui avait le courage de ses obstinations. Oui, il est vrai, Jeanne Hersch n’a jamais fait de concession à l’air du temps, à la pensée mode d’emploi.
Le deuxième moment d’émotion fut lorsque l’écran surgit dans l’auditoire de Uni-Bastions, et que l’on a entendu et vu Jeanne Hersch qui s’entretenait avec une journaliste (c’était en 2000) avec une simplicité déconcertante et une gourmandise qui montraient que rechercher du sens dans la vie est exigeant, mais aussi savoureux ! En la voyant dans ces extraits d’entretiens si vivante, on ressentait combien cette figure si humaine, si généreuse et si habile à faire surgir l’étonnement manque à notre époque de plus en plus formatée.
On peut espérer que Jeanne Hersch soit un jour davantage honorée par sa ville, et que son nom soit donné à une place, à une rue ou à une école à Genève.