Lettre ouverte à Charles Beer
Monsieur le Conseiller d'Etat,
Le succès phénoménal du référendum « Non à l'école le mercredi matin » (plus de 18'000 signatures déposées le 18 juillet !) doit vous servir d'électrochoc pour comprendre qu'il ne sert à rien de vouloir imposer, dans la précipitation, des réformes scolaires.
J'ai rappelé dans un billet publié dans « l'invitée » de la Tribune de Genève (du 01.10.08) combien l'histoire des réformes scolaires est une histoire qui bégaie. Les changements, introduits par un "ministre" de l'éducation pour "améliorer et moderniser" le système scolaire, sont bien souvent balayés par son successeur qui ambitionne, à son tour, de moderniser l'école.
Les Réseaux d'enseignement prioritaire (REP), l'introduction d'un directeur dans chaque établissement scolaire primaire, les Conseils d'établissement, les projets d'établissement... subiront des changements et adaptations, peut-être même avant votre départ.
Toutefois, avec votre décision d'augmenter l'horaire scolaire d'une matinée par semaine, dès la 3ème primaire (5P HarmoS), qui induirait tant de bouleversements pour l'école, les familles, l'emploi à Genève... il vaudrait mieux, dans cette affaire, ne pas se planter !
En présentant ce projet comme une nécessité et, plus encore, comme une obligation qui vous serait imposée par HarmoS (concordat intercantonal sur la scolarité obligatoire), vous avez, avec de faux arguments, voulu écarter tout débat.
La première victoire de ce référendum « Non à l'école le mercredi matin » est donc de rappeler que, en matière scolaire, il n'y a pas d'évidence indiscutable, et qu'il est nécessaire, surtout avec une réforme qui touche largement la population, que celle-ci puisse se prononcer. La prudence exige aussi de prendre le temps de penser aux effets boomerang que cette réforme pourrait générer !
Au téléjournal du 13 avril 2011, le lendemain de l'Assemblée générale où se réunissaient plus de 200 membres de la Société pédagogique genevoise (SPG) et où était décidé, à l'unanimité (moins 1 voix et 3 abstentions), le lancement d'un référendum si votre projet devait être approuvé par le Parlement, votre réaction en a choqué plus d'un ! Au journaliste qui vous questionnait sur la prise de décision de la SPG, vous avez lancé un "blablabla" sonore, accompagné d'un geste dédaigneux, montrant que ce sujet ne méritait aucun commentaire, car, pour vous, les enseignants seraient enfermés dans de petites luttes syndicales stériles et ne défendraient que leurs propres intérêts !
Permettez-moi, cher Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, de céder, à mon tour, à un moment d'égarement, et de vous dire que votre réaction est indigne d'un Conseiller d'Etat en charge du Département de l'Instruction publique. Car, l'éducation nécessite et mérite toujours la confrontation !
Plus encore. Cette anecdote révèle les dérives actuelles de l'école genevoise. Pour "moderniser" l'institution scolaire, vous avez introduit, dès le primaire, une gouvernance de type managérial, où « le rendre compte » est la pierre de touche de cette nouvelle organisation.
Avec leur kyrielle d'outils de gestion et l'augmentation exponentielle de postes dévolus à des tâches administratives ou de surveillance (audits et services de recherche qui n'ont plus rien à rechercher, mais sont des maillons de ce modèle), les R.H. (Ressources Humaines) ont paupérisé l'école genevoise. Les appuis pour les élèves en difficulté, les cours pour les élèves non francophones, les Services didactiques, les postes des maîtres spécialistes (activités artistiques...) ont diminué comme une peau de chagrin, rendant la tâche des maîtres de classe toujours plus difficile. Par ailleurs, ce modèle de gestion a aussi un coût élevé d'un point de vue humain. Il a dépossédé les enseignants de leur savoir professionnel. Désormais, les enseignants n'ont qu'à se taire, car ce sont les experts qui orientent les politiques scolaires. Et, ces derniers, avec leur connaissance virtuelle du métier d'enseignant et leur statut d'experts, ne parlent plus la même langue que les praticiens !
Tout ceci, cher Monsieur, pour vous dire que lorsque presque l'ensemble des enseignants rejette votre réforme, vous devriez prendre le temps de les écouter.
Car, votre projet est mal pensé.
Tout d'abord, on ne comprend pas pourquoi l'école, envahie d'un vocabulaire issu du monde du travail (on parle du "métier d'élève"), devrait voir ses horaires exploser au primaire. Car, il ne s'agit pas, comme vous l'avez affirmé, de réintroduire 4½ jours d'école à Genève, mais bien d'augmenter l'horaire de l'écolier genevois d'une matinée, alors même que son horaire est aussi important (en nombre d'heures) que celui des autres écoliers de Suisse et parmi les horaires chargés d'Europe.
Ironie. L'histoire retiendra que cette demande d'augmentation d'horaire a été formulée par un Conseiller d'Etat socialiste, ex syndicaliste, qui voulait imposer aux élèves plus d'heures scolaires sans compensation, puisque les 50 minutes ajoutées par jour scolaire en 1997 (lors de la suppression du samedi matin) ne seraient pas déduites de ce nouvel horaire. A cet égard, il est difficile de suivre votre raisonnement. Vous évoquez, pour justifier le mercredi matin scolaire, un horaire trop concentré de l'écolier genevois !
Absurdité. En augmentant d'une matinée l'école dès la 3ème primaire (5P HarmoS), l'enfant de 8 ans aurait une durée scolaire équivalente à celle du jeune de 14 ans. Or, les spécialistes des rythmes scolaires vous diront qu'il faut ajuster le nombre d'heures, en fonction de l'âge de l'enfant.
Dégradation. Avoir classe le mercredi matin peut contrarier des enseignants. Toutefois , si ces derniers contestent si massivement votre projet, c'est avant tout parce que les conditions d'encadrement des élèves (déjà péjorées ces dernières années !) seraient encore davantage détériorées. Déchargés de 4 heures par semaine pour compenser le mercredi matin (l'horaire des enseignants, de 40 heures, ne peut être augmenté), les enseignants perdront partiellement leur statut de maître de classe. Le mercredi matin entraînera ainsi une "secondarisation" du primaire en supprimant massivement les périodes de co-enseignement, c'est-à-dire les heures durant lesquelles un enseignant participe à une leçon donnée par un maître spécialiste ou travaille avec une demi-classe, l'autre demi-classe étant prise en charge par un maître spécialiste. A une époque où les appuis pédagogiques ont presque disparu, ces périodes sont pourtant précieuses. Elles permettent de faire un enseignement plus individualisé, de donner plus d'attention aux élèves en difficulté, et de mener à bien des activités inscrites au programme. Comment un maître d'activités artistiques pourra-t-il donner des prestations de qualité avec une classe entière ? Comment faire aussi de la production de textes ou des recherches mathématiques avec 24 ou 26 élèves (parfois même davantage) ?
Gardiennage. L'école a aussi une fonction de gardiennage des enfants. A ce sujet, il n'y a pas à rougir. On peut trouver tout à fait légitime que des parents (ceux qui seraient en faveur du mercredi matin d'école) voient dans votre réforme une simplification pour l'organisation de leur vie quotidienne. Avec l'école le mercredi matin, seront ouverts les restaurants scolaires, le parascolaire et la possibilité d'avoir ainsi ses enfants gardés tout le mercredi. Mais, cette solution simpliste (mais très coûteuse pour le contribuable !) ne permettra pas, pour les élèves les plus défavorisés, d'avoir de meilleurs résultats ! Car, qui peut prétendre que de déposer des enfants dans un établissement scolaire durant cinq jours par semaine (du lundi au vendredi) pendant 10 heures (de 8h à 18h) voire pendant 11 heures pour certains (66 établissements offrent un accueil dès 7h) est un progrès ? Genève a développé depuis des décennies des offres extrascolaires. Certaines dépendent même de votre Département (Service des Loisirs et de la Jeunesse). Pourquoi ne pas développer encore davantage ces structures qui existent et dont Genève peut s'enorgueillir ? Ces activités ouvrent les horizons culturels des enfants, leur font découvrir d'autres espaces, d'autres activités, et créent des liens entre les enfants du canton. Ne serait-il pas aisé d'organiser pour ces activités que le lieu de rassemblement des enfants puisse se faire dans les écoles même ?
Mimétisme. Vous évoquez aussi pour justifier votre réforme que Genève serait le seul canton où les élèves du primaire ne vont pas à l'école le mercredi matin. Et alors ? On n'introduit pas une réforme pour imiter ses voisins. Votre argument est d'autant plus surprenant que vous avez nommé récemment 93 directeurs dans les écoles primaires en défendant « l'autonomie partielle » des écoles. S'il est étrange d'imaginer que sur un territoire aussi exigu que Genève, on puisse plaider l'autonomie des écoles publiques, il l'est moins de rappeler que Genève est un canton avec ses particularités (42% d'enfants non francophones, une multitude de communautés linguistiques et culturelles et un canton très urbanisé), et que Genève peut assumer une politique scolaire originale. En poussant votre raisonnement, ne faudrait-il pas plaider pour une éducation nationale en Suisse ? Plus besoin alors de Conseillers d'Etat en charge de l'instruction publique dans chaque canton ! Un Ministre de l'éducation nationale ferait l'affaire ! Mais, pour imposer ce changement, il faudrait modifier l'article 62 de la Constitution fédérale qui prévoit que : « l'instruction publique est du ressort des cantons ». Pas sûr qu'une telle idée qui saperait les fondements de notre démocratie directe remporterait, en Suisse, un bon accueil !
Perspective. Si Genève n'arrive pas à répondre aux nouvelles exigences du Plan d'étude romand (PER) et à introduire, dans son programme scolaire, l'anglais dès la 5P (7P HarmoS), ce qui ne paraît pas insurmontable pour les autres cantons (là, vous ne faites plus de comparaison), il reste la solution simple et peu coûteuse d'augmenter l'horaire de deux périodes pour les 5P et 6P (7 et 8P HarmoS) qui pourraient terminer un jour l'école à 12h 20 et un autre à 16h 50. C'est simple. Cela pourrait même résorber les difficultés des restaurants scolaires qui, assaillis, doivent souvent organiser deux voire trois services et faire attendre les enfants. A creuser donc...
Ayant déjà bien abusé de votre temps, je vais achever ma lettre en vous souhaitant, Monsieur le Conseiller d'Etat, une belle pause estivale. Que ces vacances vous permettent de vous régénérer et de venir, à la rentrée, avec des idées originales ! Nos enfants le méritent !
Michèle Roullet
Docteur en sciences de l'éducation
Présidente de GRÉ (Groupe de Réflexion sur l' École)